10

 

Quand le sergent Trotter pénétra dans la bibliothèque, quatre voix s’élevèrent en même temps.

Dominant les autres de par ses aigus, celle de Christopher Wren clamait à tous les échos que c’était vraiment trop, trop palpitant, qu’il n’en fermerait pas l’œil de la nuit mais qu’il vous en priait, vous en suppliait, vous en conjurait, qu’on lui donne vite, vite, vite tous les détails et, surtout, qu’ils soient à faire frémir.

Sorte d’accompagnement à la contrebasse, celle de Mrs Boyle venait en contrepoint :

— … Scandale incommensurable… incompétence absolue… comment la police osait-elle laisser des assassins rôder dans la campagne ?

Mr Paravicini, lui, c’était surtout avec ses mains qu’il manifestait ses émotions. Et ses gesticulations étaient plus éloquentes que son falsetto, noyé par les graves de Mrs Boyle. Quant au major Metcalf, il faisait de temps à autre entendre un aboiement staccato non dépourvu d’expressivité : ce qu’il voulait c’était des faits.

Trotter patienta un instant, puis leva une main impérative et, contre toute attente, le silence se fit.

— Merci, dit-il. Mr Davis vous a grosso modo indiqué la raison de ma présence. Je veux savoir une chose, et une seule, mais je tiens à la savoir vite : Qui d’entre vous a quoi que ce soit à voir avec l’affaire de Longridge Farm ?

Rien ne vint rompre le silence tout neuf. Quatre visages inexpressifs soutenaient maintenant le regard du sergent Trotter. Les émotions des minutes précédentes – excitation, indignation, interrogation, hystérie – venaient d’en être effacées comme par le coup d’éponge qui efface la craie sur l’ardoise.

Le sergent Trotter se fit plus pressant :

— Je vous en prie, comprenez-moi bien ! L’un de vous – nous avons de bonnes raisons de le croire –, est en danger… en danger de mort. Il faut que je sache duquel d’entre vous il s’agit.

Encore une fois, personne ne se manifesta.

Quelque chose qui ressemblait à de la colère transparut dans la voix de Trotter :

— Très bien… je vais donc vous poser la question un par un. Mr Paravicini ?

L’ombre d’un sourire flotta sur les traits de Mr Paravicini. Il leva les mains dans un geste de protestation rien moins que britannique :

— Je suis étranger au pays, inspecteur, et plus encore à la région. Je ne sais rien, ce qui s’appelle rien, de ce qui a bien pu se passer ici voilà des années !

Trotter ne perdit pas davantage son temps.

— Mrs Boyle ? jeta-t-il avec hargne.

— Je ne vois vraiment pas pour quelle raison… je veux dire… pourquoi devrais-je, moi, être en quoi que ce soit mêlée à une affaire aussi lamentable que celle-là ?

— Mr Wren ?

— J’étais encore dans les langes à l’époque ! couina Christopher. Je ne me rappelle même pas en avoir entendu parler.

— Major Metcalf ?

— J’ai lu ça dans les journaux, dit le major avec brusquerie. À l’époque, j’étais en garnison à Édimbourg.

— C’est tout ce que vous avez à me dire… tous tant que vous êtes ?

Nouveau silence.

Trotter poussa un soupir d’exaspération :

— Si l’un d’entre vous se fait assassiner, vous n’aurez à vous en prendre qu’à vous-mêmes.

Sur quoi, tournant brusquement les talons, il quitta la pièce.

— Mes chéris ! s’exclama Christopher. C’est d’un mélodramatique ! Ce garçon est d’une beauté à tomber à la renverse, non ? C’est fou ce que j’admire la police ! Ils sont d’une telle dureté, d’une telle… brutalité ! Quelle histoire ! J’en ai des frissons partout… Trois souris aux yeux crevés. C’est comment l’air, déjà ?

Il se mit à le siffloter, et Molly poussa un cri involontaire :

— Non, arrêtez !

Il pirouetta dans sa direction en se tordant de rire :

— Mais, ma choute chérie, c’est mon leitmotiv ! Jamais encore on ne m’avait pris pour un assassin, et ça me rend divinement dingue d’excitation !

— C’est du mélo de bas étage, décréta Mrs Boyle. Et je ne crois pas un mot de ce qu’il nous a raconté.

Une lueur de malignité teintée d’espièglerie dansa dans les yeux clairs de Christopher.

— Attendez donc un peu, Mrs Boyle, fit-il en grossissant sa voix, que je me glisse sans bruit derrière vous et que vous sentiez mes mains se refermer autour de votre cou…

Molly crut qu’elle allait tourner de l’œil.

— Ma femme va tomber dans les pommes, Wren ! intervint Giles avec colère. Et, de toute façon, la plaisanterie n’est pas drôle pour deux sous.

— Il n’y a d’ailleurs pas de quoi plaisanter, renchérit Metcalf.

— Oh ! que si ! protesta Christopher. Et elle est ce qu’elle est, ma plaisanterie… une loufoquerie imaginée par un cinglé. C’est ce qui la rend si délicieusement macabre.

Il les regarda à tour de rôle et s’esclaffa de nouveau :

— Si seulement vous pouviez voir vos têtes !

Puis il sortit dans un tourbillon.

Mrs Boyle fut la première à se ressaisir.

— Mal élevé comme ce n’est pas permis et complètement névrosé, ce garçon, décréta-t-elle. Il serait objecteur de conscience que ça ne m’étonnerait pas.

— Il m’a raconté qu’il était resté sous les décombres à la suite d’un bombardement aérien et qu’il avait attendu quarante-huit heures qu’on vienne le dégager, dit le major Metcalf. C’est le genre d’épreuve dont il doit toujours vous rester quelque chose.

— Les gens qui sont les jouets de leurs nerfs y trouvent toujours un tas d’excuses ! grinça Mrs Boyle. J’en ai sûrement enduré autant que n’importe qui pendant la guerre et ça n’empêche pas les miens d’être en parfait état !

— Dans votre cas et étant donné les circonstances, c’est assurément une chance, Mrs Boyle, commenta Metcalf d’un ton bref.

— Que voulez-vous dire par là ?

— C’est vous, si je ne m’abuse, poursuivit posément le major Metcalf, qui étiez l’officier chargée du relogement des réfugiés pour cette région en 1940, Mrs Boyle ?

Il regarda Molly qui acquiesça d’un lent signe de tête.

— N’est-ce pas, Mrs Boyle ? ajouta-t-il.

La fureur empourpra le visage de Mrs Boyle.

— Et alors ? tonna-t-elle.

— C’est donc vous, reprit gravement le major, qui avez couvert de votre autorité le placement de ces trois enfants à Longridge Farm.

— Vraiment, major Metcalf, je ne vois pas comment je pourrais être tenue pour responsable de ce qui s’est passé ! Ces fermiers paraissaient très bien et semblaient très désireux qu’on leur confie ces enfants. Je ne vois pas à quel titre on pourrait me blâmer… ou me tenir pour responsable de…

Sa voix s’éteignit.

— Pourquoi n’avez-vous pas dit ça au sergent Trotter ? s’enquit Giles d’un ton dur.

— Parce que ça ne regarde pas la police ! fulmina Mrs Boyle. Et parce que je n’ai besoin de personne pour me protéger !

— Je vous conseille quand même d’ouvrir l’œil, lui recommanda benoîtement le major.

Ayant dit, il s’éclipsa à son tour.

— Mais bien sûr, c’était vous qui étiez chargée du relogement des réfugiés et du placement des enfants…, murmura Molly.

Giles la regarda sans apparemment en croire ses oreilles :

— Tu savais ça, Molly ?

— C’est vous qui possédiez la grande maison qui jouxte les communaux, n’est-ce pas ?

— On me l’a réquisitionnée, gronda Mrs Boyle. Et elle a été saccagée. Dévastée. C’est une histoire scandaleuse… inique !

Mr Paravicini partit alors d’un petit rire, d’un tout petit rire. Et puis il renversa la tête et se laissa aller à son hilarité.

— Je vous prie de m’excuser, hoqueta-t-il. Mais je trouve vraiment tout ça tellement tordant ! Je m’amuse… oui, je m’amuse énormément !

Le sergent Trotter, qui avait apparemment choisi de regagner la pièce à cet instant précis, le toisa d’un air réprobateur.

— Je me réjouis, dit-il d’un ton aigre, que tout le monde trouve cette affaire à ce point divertissante.

— Je vous présente mes excuses, mon cher inspecteur. Mes excuses les plus plates. Je suis en train de gâcher l’effet de votre mise en garde solennelle.

Le sergent Trotter haussa les épaules :

— J’aurai en tout cas fait de mon mieux pour vous exposer les raisons de ma présence. Cela dit, je ne suis pas inspecteur. Seulement sergent. J’aimerais que vous m’autorisiez à user de votre téléphone, Mrs Davis.

— Je rentre sous terre ! psalmodia Mr Paravicini. Je me soustrais à vos regards en rampant !

Loin de ramper, il quitta bien au contraire la pièce de ce pas alerte et juvénile qui avait frappé Molly le premier jour.

— Drôle d’individu, marmonna Giles.

— Le type même du repris de justice, commenta Trotter. Il ne m’inspire pas confiance pour deux sous.

— Oh ! s’écria Molly. Vous pensez que c’est lui qui… mais il est beaucoup trop vieux… À moins qu’il ne soit pas vieux du tout ? Il se maquille… et plutôt deux fois qu’une. Or, il a une démarche de très jeune homme. Peut-être alors qu’il se maquille pour avoir l’air vieux. Sergent Trotter, est-ce que vous ne croyez pas que…

Le sergent Trotter l’envoya sans ménagement sur les roses :

— Nous n’irons nulle part avec des spéculations hasardeuses. Il est urgent que je fasse mon rapport au superintendant Hogben.

Il se dirigea vers le téléphone.

— Ça ne sert à rien, lui dit Molly. Il n’y a plus de tonalité.

— Quoi ? bondit Trotter.

La soudaine angoisse qui transparaissait dans sa voix les impressionna tous :

— Plus de tonalité ? Depuis quand ?

— Le major Metcalf a essayé juste avant que vous n’arriviez.

— Mais ça marchait deux minutes avant ! Vous avez bien reçu le message du superintendant Hogben ?

— Oui. C’est après ça… le poids de la neige, j’imagine… la ligne a dû céder.

Le visage de Trotter n’en demeura pas moins soucieux :

— Je me demande. Peut-être a-t-elle été… coupée.

Molly écarquilla les yeux :

— Vous croyez ?

— Je veux en avoir le cœur net.

Il sortit de la pièce en coup de vent. Giles hésita, puis le suivit.

— Seigneur ! s’exclama Molly. Bientôt l’heure de passer à table ! Il serait temps que je me remue, sans quoi nous n’aurons rien à nous mettre sous la dent.

Comme elle sortait de la bibliothèque en courant, Mrs Boyle marmonna :

— Gamine incompétente ! Quel endroit ! Ce n’est pas moi qui vais débourser sept guinées pour me faire traiter de cette façon-là !